Manon — Genève, 26 septembre 2016

Quatrième fois en dix mois que j’assistais à un spectacle mis en scène par Olivier Py, sans que jamais je sois sorti satisfait de son travail. Il y a eu en novembre un Roi Lear bruyant et survolté aux Célestins, une Juive un peu paresseuse (mais a posteriori le meilleur spectacle des quatre) en mars à l’Opéra de Lyon, la reprise de son Aida colossale et statique à l’Opéra de Paris en juillet, et hier cette Manon de Massenet à l’Opéra de Genève, prévue pour être montée dans deux ans à l’Opéra Comique (avec Sonya Yoncheva, chuchotent certains).

L'hôtel de passe de l'acte I (Carole Parodi)
L’hôtel de passe de l’acte I (Carole Parodi)

Py place l’intrigue dans un décor urbain et nocturne, dans une atmosphère festive éclairée aux néons, qui n’est pas sans évoquer le Berlin des cabarets, ou les États-Unis de la Prohibition. Un carnaval débridé, hyper sexualisé, dans lequel tout gravite autour du personnage et du corps de Patricia Petibon, focale visuelle et dramaturgique — ce qui rappelle nécessairement la Lulu du même Py dans le même théâtre, ou une partie de ses Contes d’Hoffmann… L’« hôtelier » d’Amiens au premier acte tient donc un hôtel de passe, dans lequel Manon, prostituée par son cousin Lescaut, est au centre de tous les regards. Et c’est bien de la chair féminine qui se consomme dans cet hôtel : les mets qui défilent (« hors d’œuvre de choix »), ce sont rien de moins que des femmes à quatre pattes. Je ne détaille pas les corollaires et implications de tout cela — l’acte IV à l’Hôtel de Transylvanie voit aussi son cortèges de danseurs nus sous leur tutus transparents et d’orgies molles à l’avant-scène, elles aussi déjà vues chez Py. La sexualité est omniprésente, clinquante et pas follement perspicace en l’occurrence : cela aplanit l’œuvre en soulignant grossièrement les implicites, plutôt que d’en éclairer le sous-texte. Les ambiguïtés du livret et de la protagoniste sont levées par un discours assez conformiste sur la subversion et les dangers du plaisir — moteur et ruine de Manon —, et sur la place des femmes dans une société puritaine comme l’est celle du XIXe siècle, et peut-être comme l’est la nôtre, mais on a peine à être convaincu.

Difficile de ne pas voir une certaine complaisance dans cet étalage de chair et ce cabaret permanent qui nous est proposé. On sent que Py se plaît assez dans cette rutilance festive (et assez misogyne, au fond). C’est loin d’être dénué de pertinence, surtout quand on pense au roman de l’abbé Prévost, bien plus sulfureux, mais tout cela fonctionne comme clef esthétique univoque et un peu facile. Et, bien sûr, affirmera Py, la fête est une manière, au fond, de parler du néant et de la mort — n’allez surtout pas croire que tout cela soit simplement superficiel, d’autant plus que le spectacle s’ouvre par une citation de Kant. Pendant que des Grieux chante « En fermant les yeux » en tenant dans ses bras la boule à facettes qui ornait le lit de Manon, celle-ci porte d’ailleurs un masque représentant une tête de mort. Mais on peut difficilement imaginer symbole plus didactique. De la même manière, « Ah fuyez douce image » voit Des Grieux juché sur son écritoire, pendant que sur une toile représentant la lune (vous le voyez, le symbole de la féminité ?) nous est donnée à voir une ombre de femme se déhanchant (vous la voyez, la douce image ?). Tout cela donne un spectacle qui fonctionne sans temps mort, et avec même quelques belles réussites (le duo final : Manon en robe d’étoiles couronnée par Des Grieux) mais on cherche une véritable lecture de l’œuvre, autre chose que cette proposition vaguement métaphorique, esthétiquement séduisante — parce que très mobile et brillant de mille feux —mais assez paresseuse.

L’après-midi où j’y étais, il a fallu de plus compter sur le forfait de Patricia Petibon, souffrante, qui s’est contentée de mimer son rôle. Tâche assez ingrate et qui affaiblissait d’autant plus le travail de Py : Petibon ne remuant pas même les lèvres, toute l’expressivité de son visage passait à la trappe (c’était frappant à voir aux jumelles, on aurait vraiment dit un pantin impassible), et il ne restait que les gestes produits par le reste du corps, dont on ne percevait plus que l’artifice : détaché de la musique et de la mobilité du visage, on voit combien chaque geste est désarticulé, froidement exécuté sur le repère musical attendu. La finesse de la direction d’acteurs n’est pas toujours l’obsession première de Py, mais là, bien malgré lui évidemment, le travail réalisé autour du personnage/corps de Manon ne pouvait pas bien fonctionner. Des aléas du spectacle vivant…

L’Orchestre de la Suisse Romande, sous la direction de Marko Letonja, est malheureusement un peu à l’image de ce que propose Py : flamboyant jusqu’à une certaine futilié. Le tempo est très vif et l’orchestre déchaîné, forte et presque percussif dans sa sauvagerie, dans les grands ensemble « festifs » de l’opéra : début de l’acte I (fouet et grelots à volonté), Cours-la-Reine, puis acte IV : ce qui donne l’image d’une partition brillante, quincaillerie un peu tapageuse, alors qu’il n’en est évidemment rien et que Manon est bien plus subtil qu’il y paraît au premier abord. Cela laisse de côté non seulement la variété des motifs qui structurent librement l’œuvre en circulant dans toute la partition, mais aussi — plus grave encore — un grand nombre de passages plus difficiles à animer par l’éclat : récitatifs, mélodrames et même quelques moments plus contemplatifs se traînent un peu, ternes en comparaison du reste, et comme manquant d’âme. Ainsi que le faisait remarquer à l’entracte une spectatrice qui ne semblait pas connaître Manon : « il y a de très beaux airs mais aussi beaucoup de remplissage ». C’est en effet comme cela que sonne Manon dirigé par Letonja.

Bilan médiocre pour l’instant, donc, mais on pouvait compter sur une distribution de haute volée, quasiment sans faille.

Ah ! Fuyez, douce image (Carole Parodi)

Eleonore Marguerre remplaçait donc à la dernière minute Patricia Petibon, en chantant côté cour, la partition sous les yeux. Il s’agit d’une chanteuse allemande, en troupe à Dortmund semble-t-il. C’est très différent de ce qu’aurait sans doute donné Petibon dans le rôle : un soprano à la projection robuste et ample (quand celle de Petibon est beaucoup plus confidentielle), au medium sombre, assez corsé. Elle se montre plus à l’aise avec la vocalité lyrique du rôle qu’avec les coloratures de « Je suis encor tout étourdie » ou celles du Cours-la-Reine, où le suraigu est resserré, un peu contraint, et la vocalisation manque de netteté. Le français n’est pas idiomatique, ce qui jure un peu avec ses collègues. De manière générale Manon ne semble pas être le format le plus adapté à ses moyens, en fait, sans qu’il y ait rien de scandaleux pour autant.

Le reste de la distribution aligne quelques excellents francophones, avec chacun sa manière propre d’exceller en français.

Il y a d’abord Bernard Richter, dont j’attendais beaucoup. Je l’ai découvert comme d’autres dans les retransmissions de l’Atys de Christie en 2011, où il était un choix étonnant, pas du tout un format de ténor baroqueux traditionnel. Entendu à Bastille en Ottavio l’année suivante, j’avais été séduit par la force onirique de ce timbre et ses ressources en legato. Quatre ans plus tard, il s’est encore amélioré en faisant le choix pourtant risqué d’aborder Des Grieux, un rôle lourd pour un ténor mozartien comme lui. Et, Dieu merci, il n’essaie pas de sonner plus dramatique qu’il l’est, mais joue très bien de son émission, haute (encore plus en voix parlée, très étonnante), mixée, qui le fait sonner très clair mais puissant, vraiment claironnant (un squillo inimitable) dans les aigus. Il avait il y a quelques années quelques problèmes de justesse dans les passages en haut-medium, plus difficiles à négocier pour lui avec sa technique. Mais c’est désormais complètement réglé. Le français, [R] roulé et léger accent suisse, est d’une grande intelligibilité parce qu’intelligemment déclamé. Certes on le sent plus à la peine dans « Ah ! Fuyez, douce image », où le son donne l’impression de « saturer » en volume et en tension, mais c’est une prise de rôle indéniablement réussie, et qui rend pleinement justice au personnage.

Autre excellentissime francophone, même si bien différent : le Lescaut de Pierre Doyen. Un baryton doté d’un bel impact en salle mais, surtout d’une technique qui rend son français aussi intelligible que celui d’un acteur de théâtre. Pas tant une question de déclamation comme chez Richter que de format vocal, je pense ; l’instrument sonne aussi naturel et sans effort que la voix parlée, sans qu’on entende la technique lyrique. Un vrai régal.

Rodolphe Briand en Guillot de Morfontaine propose une autre manière de se faire entendre en français, par l’optique « ténor de caractère », savoureuse. Bálint Szabó (excellent Barbe-Bleue à Lyon il y a six mois), présente pour sa part un accent hongrois délicieux en Comte des Grieux.

Rendez-vous manqué avec Py et avec Petibon, donc, qui n’altère pas pour autant le plaisir d’entendre Manon dans le petit Opéra des Nations en bois, très agréable, qui remplace temporairement le Grand Théâtre de la place Neuve. Le spectacle a été en outre filmé par Arte un soir où Patricia Petibon chantait, et pourra être visionné ici à partir du 28 septembre.